Le genre court en littérature orale : Chansonnettes de Haute-Bretagne

Collecté par Yves Defrance en octobre 1988

Introduction

La recherche qui fait l'objet de ce rapport a été entreprise dans le cadre d'un projet sur le genre court en littérature orale présenté par l'association « La Bouèze-Ethnologie » et soutenu par la Mission pour le Patrimoine Ethnologique et la section ethnographique de l'Institut Culturel de Bretagne.

L'objectif de départ était de constituer un corpus de petits textes, devinettes et chansonnettes, receuillis aujourd'hui en Haute-Bretagne, puis d'en faire une étude littéraire et musicologique. Deux chercheurs furent acrédités pour réaliser ce travail d'enquêtes de terrain et d'analyses: Jacqueline Henri-Rebours et Yves Defrance. Dès les premières semaines du projet, pour de raisons de santé, Jacqueline Henri-Rebours, qui s'intéressait particulièrement aux devinettes (devinailles en gallo) s'est retirée de la recherche. Seul je me suis investi sur la définition de la problématique, l'élaboration de la méthodologie, la collecte de l'information et son analyse.

Plutôt que d'aborder le sujet dans son intégralité j'ai préféré étendre mon investigation de terrain dans ma spécialité: les petits textes chantés. Ainsi, les lieux d'enquêtes furent multipliés, au détriment de l'échéancier du projet mais au bénéfice de la densité du matériau recueilli puisque plus de quatre cents chansonnettes inédites ont été relevées en Haute-Bretagne depuis novembre 1986.

Élaboration du corpus

Parler aujourd'hui de chansonnettes en Haute-Bretagne c'est faire allusion aux petits textes chantés servant d'accompagnement soit à des travaux ou des gestes techniques précis, soit à la danse, soit à des déplacements à pied (seul, en group ou en cortège), soit enfin à des circonstances particulières, rituelles ou non (mariage, conscription, rencontre sportive, charivari...). Il s'agit de couplets de quelques vers, mesurés ou non, mais dont le rythme et le tempo sont adaptés à l'usage qui en est fait. En Haute-Bretagne c'est plus particulièrement dans le cadre de la collectivité villageoise, rurale ou martimie, qu'évolue a piori cette forme d'expression singulière. Le village tel qu'il se définit dans l'ère pré-industrielle en Bretagne représente, aujourd'hui encore, un des lieux privilégiés de conservation de la pratique et/ou de la mémoire de la chansonnette.

Bien que la vitalité de la chansonnette ne soit plus aujourd'hui aussi grande qu'elle semble avoir été jusque dans les années 1930, d'après les témoignages des personnes agées interrogées, il serait hâtif d'en annoncer la disparition totalte en 1988. Le répertoire s'est sans doute considérablement appauvri, quantitativement parlant, mais la pratique connut des transferts, des mutations qu'il est encore possible d'observer. Je tâcherai de donner un apperçu de mon rôle contemporain à défaut d'en msurer la dimension exacte.

Un bien collectif

Autant pour guider un geste que pour lui donner une signification symbolique la chansonnette est entonnée par tous et ne requiert aucune compétance vocale particulière, auncune qualification professionnelle — comme celle d'un ménétrier ou d'un « chanteur » — aucun statut social spécifique. Chacun peut se l'approprier et s'en servir selon son sens de la répartie, son esprit d'à propos, aussi bien dans le cadre de son utilisation proprement rythmique que lorsqu'une « circonstance s'y prête ». La chansonnette appartient donc autant à une activité précise ou à un rituel précis, circonstanciel, daté, qu'au simple quotidien. Moyen de communication à part entière elle agit d'une manière directe dans les rapports internes entre les membres de la collectivité qui en possède un répertoire suffisament étoffé1. L'autorité de la chansonnette s'affirme avec force dans la pertinence d'une pensée, la logique d'un comportement le plébiscite latent de la collectivité vollageoise qu'elle sous entend. L'adhésion massive au « bon sens » contenu dans certaines chansonnettes ne laisse place à aucune remise en cause qui serait tenue pour suspecte, voire dissidente au groupe qui la détient.

Savoir citer une chansonnette c'est pouvoir mener une danse chantée, un cortège de noces, une manœuvre à bord d'un voilier mais c'est aussi faire mouche lors d'une joute orale quelconque, un affrontement de supporters sportifs, une campagne électorale, un conflit social. L'art de manipuler la chansonnette, en dehors de son contexte gestuerl, offre les pouvoirs de la parodie, de la dérision, du « bon sens paysan ». « Il lui a cloué le bec avec ça » sous-entend un pouvoir exceptionnel de la citation tirée d'un corpus illimité puisque maléable et renforé par l'effet magistral de la rythmique d'une phrase servie par le brio de l'assonance. Car de pas sa forme extrêmement courte la chansonnette connait une formidable capacité d'adaptation rythmique, mélodique et littéraire. La souplesse de la langue, autorisant des contractions (v'la pour voilà, y'a pour il y a, etc.) ou des allongements syllabiques grâce notamment aux « e » muets qui se prononcent et aux mélismes de deux ou trois notes sur une voyelle, donne la possibilité de monayages nombreux. Du fait de l'usage fonctionnel premier de la chansonnette (travail, marche, danse,...) un répertoire vocal de mélodies interchangeables est à la disposition de tout créateur, de tout improvisateur. En jouant sur quelques paramètres (noms patronymiques et géographiques par exemple) l'énonceur de chansonnettes peut moduler à l'envi sa prestation, adaptant aux besoins du moment, sur le champ et sans difficulté technique majeure, une chansonnette appropriée à la situation immédiate.

Dire une chansonnette s'apparente aussi en de nombreux points à énoncer un proverbe, une maxime, sorte de vérité reconnue au sein de la collectivité, un référend moral, une valeur sûre garante de la stabilité, telle une source inépuisable d'anectodes sur lesquelles on construit une logique de pensée, bâti une argumentation, on étaie une assertion.

C'est à la reconstitution de ce chapelet de crédos que je me suis consacré, relevant systématiquement tout ce qui pouvait s'approcher de près ou de loin à un petit texte autonome de cette nature. Reflet de telles « vérités profondes » la chansonnette dans son ensemble devrait contenir un certain nombre de traits culturels qu'il faudra tenter de cerner.

Recherche bibliographique

La consultation de publications diverses du XIXème et début XXème siècles, folkloriques et ethnographiques, est une première étape vers l'élaboration d'un premier échantillon de textes. Les nombreuses sources interrogées ne donnent cependant qu'un maigre résultat. Le thème du genre court sous la forme de petits textes chantés ne retint l'attention que de très rares observateurs.

Les grands travaux sur la chanson populaire qui ont cours en France au XIXème siècle ne s'attardent qu'aux formes nobles du genre. C'est qu'il ne fut pas aisé d'imposer alors la chanson comme forme de littérature orale à part entière. Il n'est que de prendre lecture des longues introductions de La Villemarqué, de De Coussemaker et des autres2 pour s'en convaincre. L'acharnement avec lequel ils justifient l'intérêt de leurs collectes montre à quel point la question semblait loin d'être évidente et admise par tous. Au-delà des querelles sur l'authenticité même du Barzaz Breiz qui secouèrent le XIXe siècle, la promotion de tels répertoires dans l'environnement lettré ne vit véritablement le jour que fort tard. Malgré les recommandations d'Hippolyte Fortoul, ministre de l'instruction publique et des cultes, et auteur du fameux décret ordonnant la publication d'un « Recueil général de poésies populaires de la France » en 1852, les réticences à l'égard de la validité de la chanson populaire sont encore nombreuses jusqu'en 1870.

Durant la période folkloriste ces réticences s'estompent, le recueil de chants populaires d'un terroir va de soi et les publications régionales sont légion3 . Cependant un autre plaidoyer semble nécessaire: à côté de l'argumentaire habituel de l'urgence de la collecte se dessine celui de l'originalité des pièces sauvées. Les collectionneurs de chansons populaires reconnaissent curiosités, étrangetés, anomalies dans les textes qu'ils présentent mais défendent le caractère de -fraîcheur qui leur donne habilitation « d'objet d'art ». Henri Davenson parle de « noblesse lyrique », d'« esthétique classique ». Pour lui, « inconsciemment la chanson populaire atteint au style »4.

Dans une telle lutte pour une reconnaissance de la chanson, seules les formes longues (complaintes, gwerziou bretons) réussissent à s'intégrer complètement et au détriment, on le pressent, des formes courtes (comptines, dizaines, chansonnettes).

 cette difficulté, intrinsèque au genre, à s'imposer face aux proverbes, contes et légendes par exemple, s'ajoute le problème des origines de la chanson populaire. Deux théories s'affrontent. D'un côté la chanson populaire est l'art des illettrés et donc, comme le dit Tiersot, « chose essentiellement impersonnelle »5. De l'autre, c'est l'opinion de Loquin, elle procède « d'un auteur, d'une patrie, a une date de naissance ». Cette dernière conception poussera Patrice Coireault à rechercher des versions sinon originales, du moins modèles6. Patience et érudition devraient venir à bout des origines de toutes les chansons populaires. Mais ceci ne peut réellement être entrepris qu'à partir de textes suffisamment longs pour permettre des comparaisons avec les versions recueillies dans les provinces aux XIXème et XXème siècles ou encore avec les recueils anciens de chansons, publiés depuis le XIVème siècle.

Ainsi le genre court est, une fois de plus, ignoré. En fait son existence semble plutôt déranger. Rangé dans la catégorie des formes mineures, secondaires, sans importance, il passe au travers toutes les mailles des filets des enquêteurs et reste quasiment invisible à la loupe des chercheurs. Quand bien même certains érudits font état de petits textes chantés, l'éthos dont ils sont porteurs les conduit à exercer une sévère censure. « En France, (...) trop souvent le chant populaire est défiguré, confondu avec des productions non populaires mais populacières, simples niaiseries sentimentales ou grossières obscénités » écrit Canteloube7.

Ce regard sélectif posé sur le contenu de certaines formes de littérature orale s'exprime également pour ce qui concerne la chansonnette. Depuis longtemps les folkloristes du domaine français en ont découvert et publié des exemples. Faute d'en avoir constitué un corpus solide ils ne portèrent que peu d'intérêt au genre. La hiérarchie à l'intérieur des divers modes d'expression littéraires orales qui prône les formes nobles au détriment des « conneries » — comme les désignent eux-mêmes les utilisateurs d'aujourd'hui en Haute-Bretagne — pèse de tout son poids.

Faut-il en imputer la cause a la maigreur versificatoire de la chansonnette? Il est vrai que de si petits textes mettent mal a l'aise les théoriciens folkloristes. Comparées aux longues versions, véritables monuments de la littérature orale, les chansonnettes font piètre figure. Ce ne sont que des miettes sans importance, des bribes incomplètes de pièces « tombées dans l'oubli ». L'explication de la petitesse des chansonnettes relève parfois de la notion de dégénérescence. Le modèle étant nécessairement l'oeuvre longue, un exemple court ne peut en être qu'un extrait, une chanson amputée de la quasi totalité de ses couplets et dont il ne reste plus que quelques vers.

Pourtant certains observateurs notent l'existence de chansonnettes autonomes qu'ils ont bien du mal à situer dans la grande nomencalture des littératures orales. Comment classer l'inclassable, le fugitif, l'éphémère, l e trop petit ? La timidité avec laquelle ils en parlent tient aussi bien à des questions de classifaction (dans quelle catégorie placer ces chansonnettes ?) qu'à d'autres peut-être plus formelles: on ne peut faire l'éloge de la chanson populaire ou de la littérature orale en présentant comme pièces à conviction des poésies squelettiques.

Leur difficulté à parler de ces textes se traduit aussi dans la terminologie utilisée: formulette, refrain, kyrielle, rengaine, couplet, verset, versiculet, ... Plus fréquemment la dénomination est purement et simplement évitée et les observateurs se contentent d'exposer pudiquement le fruit de leur collecte en signalant les lieux et occasions de leur usage. La littérature, généralement sous forme monographique, qui relève de ce type de démarche regorge d'exemples peu ou pas commentés, jamais analysés et le plus souvent réduits a la simple description.

La chansonnette comme support d'un geste technique

Dans les divers modes de classification de la chanson populaire proposés depuis le XIXème siècle, en commençant par le questionnaire lui-même de l'Académie celtique, la rubrique « chant de métier » connaît un certain succès. Chanter en travaillant, voilà une belle image sécurisante d'un peuple docile, heureux de sa condition paysanne, loin des revendications menaçantes ouvrières. Artisans, laboureurs et marins se voient promus en autant d'artistes dont le savoir-faire séculaire s'accomplit dans un geste précis, un tour-de-main savant harmonieusement cadencé par une mélodie. On touche véritablement au chef d'œuvre d'art populaire vivant. Quoi de plus émouvant pour un observateur citadin lettré que d'assister à de telles scènes de genre dans le campagnes françaises ! Aussi la chanson de métier — à savoir celle qui ponctue un mouvement et non celle qui évoque une profession — retient-elle souvent l'attention des observateurs. Cela nous vaut un corpus assez varié de chansons en français et en langues et dialectes régionaux, parmi lesquelles des chansonnettes émergent. Il est fréquent en effet que le rôle utilitaire primant sur l'importance littéraire, la forme de cette catégorie de chants de métier soit courte et d'ordinaire répétitive ou énumérative. Menuisiers, charpentiers, forgerons et meuniers ne livrèrent que peu d'exemples. En revanche les tisserands, et en particulier les fameux canuts de Lyon semblent avoir possédé un répertoire non négligeable de chansons rythmant leur tâche. A titre indicatif rappelons que « Les Tessiers son pire que les Evêques », chant attesté déjà au XVIème siècle fut recueilli un peu partout en France aux XIXème et XXème siècles8.

En Haute-Bretagne Jean Choleau donne six chansonnettes de métier pour lesquelles il apporte le commentaire suivant:

La musique de la « Navette perdue », en 6/8, imite parfaitement le bruit et le mouvement de la navette dans le métier au « galibary » ou « calivari ». Le son de chaque note représente le choc du taquet chassant la navette du métier dans le tissage à quatre pas des articles « milaines » dits « croises ». La musique du « Temps perdu » à deux temps, évoque le métier fabriquant la toile avec deux pas et deux lissures
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Mais, de toutes ces chansonntees de métier, celles ayant trait aux activités maritimes et fluviales brillent d'un éclat particulier aux yeux des folkloristes:

Nous arrivons enfin aux mélodies propres aux professions actives, aux travaux fatigants, aux métiers qui exigent des efforts réguliers et continus. Engendrés par la cadence de ces travaux, elles présentent avec elle une concordance tellement parfaite que le mouvement du corps et le rythme du chant se confondent, se pénètrent au point de se soutenir l'un l'autre et de s'entr'aider. Ici, le rythme joue véritablement le rôle d'une force motrice. (...) A quoi bon chercher à décrire l'impression indéfinissable qui se dégage à l'audition de ces mélodies étrangement mélancoliques accompagnées par la brise et le bruit des flots ? De vraies chansons à grand vent aussi, celles-là ! leur charme est si vrai, si sincère et si intense, qu'il ne disparaît même pas a la lecture indifférente des airs; car mieux partagées que les chants de laboureurs dont nous déplorions la perte, quelques chansons de marins ont été imprimées dans les recueils. (...) Ces mélodies ne sont pas moins intéressantes à étudier au point de vue de leur allure rythmique que pour la couleur et pour l'impression qui s'en dégage. Les mouvements cadencés dés rames, les balanceents du bateau ont engendré ce rythme persistant des chansons marines. (...) Et de donner quelques exemples parmi lesquels:
C'est tribord qui gagne, qui gagne, C'est tribord qui gagne bâbord. Tribord a gagné, bâbord a perdu (bis). C'est tribord qui gagne, qui gagne C'est tribord qui gagne bâbord.
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La chansonnette comme soutien à la danse

Dans le très vaste répertoire de chansons a danser recueillies en France l'unique couplet comme support littéraire au rythme chanté n'est pas absent, loin s'en faut:

... dans la chanson de danse, au contraire, la fonction rythmique de la mélodie étant prépondérante, l'élément purement poétique est forcément laissé un peu a l'écart. Le sujet de la chanson importe peu aux danseurs qui s'accomodent à merveille de paroles de complaintes ou de chansons élégiaques, pourvu que les airs en soient suffisamment rythmés; d'autre part, les refrains prennent dans ces chansons une place de plus en plus considérable. Parfois la chanson de danse se compose d'un seul couplet indéfiniment répété, généralement assez court, souvent sans véritable signification grammaticale, et qui est, pour ainsi dire, comme un refrain sans chanson.

Et Tiersot, pour illustrer son propos donne "pour exemple quelques versiculets que nous avons recueillis dans la Haute-Bretagne", avant d'ajouter:

Les mélodies de danse (...) de l'ouest et du centre de la France, notamment, ont souvent une grande vivacité; nous en connaissons de charmantes. Le rythme a six-huit y est d'un emploi presque exclusif. Voici par exemple, la mélodie d'une de ces rondes en un seul couplet dont nous avons cité précédemment plusieurs poésies recueillies en Bretagne:
Réjouis-toi, mon Cillion, Ta bonne amie a les ch'veux jaunes, Réjouis-toi, mon Cillon, Ta bonne amie a les ch'veux blonds.

Au XIXème siècle l'accompagnement vocal de la danse n'est pas rare, bien au contraire12. Mais il faudrait peut-être distinguer le chant à danser comme élément musical fondamental, voire unique, de la chansonnette qui, elle, aurait plutôt tendance à palier une carence instrumentale. Il est des régions, dans la France du XIXème siècle, où la danse a l'instrument est exceptionnelle et, pour ainsi dire inconnue. Le meilleur exemple est sans doute la Haute-Cornouai11e qui connut une intense pratique du kan ha diskan13.

Les collecteurs de chansons populaires se régalèrent de longues chansons a danser en particulier dans les provinces de l'Ouest de la Grande Lande à la Vendée où ces formes semblent primer14. Si le répertoire vocal dans 1'acoompagnement de la danse se résume à une ou quelques chansonnettes seulement il se peut qu'il faille y voir l'indice d'une pratique chorégraphique en voie d'extiction ou encore celui d'une danse nouvellement adoptée comme le cas se présente très fréquemment en ce qui concerne le répertoire moderne de danses par couple issues des salons parisiens depuis le milieu du XIXème siècle (valses, polkas, scottisches et autres mazurkas avec leurs combinaisons et variantes).

Ailleurs il y a peut-être coexistence entre la chanson longue et la chansonnette mais cette dernière semble l'emporter à mesure que l'on se rapproche de la période contemporaine. Non pas qu'il s'agisse d'un phénomène de régression de chansons réduites à un seul couplet mais plutôt d'une vogue croissante pour l'accompagnement instrumental. La où la musique instrumentale connaîtrait un certain développement, il y aurait, en parallèle, une extension du répertoire de chansonnettes à danser. C'est un peu la position qu'adopte Patrice Coireault dans ses explications sur le genre court:

Pourtant l'élaborateur naîf du folklore poétique, c'est-à-dire un être oral inartificieux, malhabile à versifier, a su inventer parfois des couplets isolés que ses pairs ont pu ensuite améliorer ou polir. Des airs instrumentaux, au moins des airs sans paroles, ont été par lui « parodiés », revêtus d'une petite phrase prosodique qui, absorbant leurs notes, les accroissait d'un sens précis. Il a parodié le plus souvent des airs de danse populaire, voire paysanne. Danser à été aux champs autant qu'à la ville, le plaisir favori, et le manque d'instrumentiste était, aux champs surtout, habituel. Des bals et branles poitevins, des bourrées du centre, des farandoles provençales etc., ont fait de 1'élaborateur folklorique un apprenti-poete et un embryon de chansonnier. Les air de musette ou violon pour qui la voix ne disposait que de la-la-las, il a su les exprimer en véritables paroles, les attachant par ces solides liens à la mémoire verbale des meneuses et meneurs.
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La fonction mnémotechnique de la chansonnette chez les ménétriers joua probablement un role prépondérent dans sa diffusion parmi les danseurs. Ainsi, en l'absence de musicien, ceux-là pouvaient faire appel au répertoire de chansonnettes, faciles à retenir et permettant une bonne mémorisation mélodique: la parole induisant le son. Les témoignages de la fin du XIXème siècle sur diverses régions françaises abondent dans ce sens:

Contrairement à la plupart des bourrées et rigaudons qui n'ont généralement qu'un seul couplet se répétant indéfiniment, ce rigaudon a quatre couplets
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Aujourd'hui, il est bien difficile de savoir qui l'emporte du violon ou de la chabrette. A dire vrai, le ménestrel devient rare dans les campagnes, mais fort heureusement, ses remplaçants ne manquent pas qui, un baton à la main, fredonnent des airs connus et marquent la mesure sur le plancher .
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En 1982 Jean-Noël Pelen fait le même constat:

Une des caratéristiques des chansons à danser cévenoles, et plus largement languedociennes, est l'aspect extrêmement réduit et répititif de leurs textes, qui nous fait préférer le terme de « refrains » à celui de « chansons ». (...) Les montagnardes, bourrées, scottishs, polkas et rondes des vallées cévenoles, pour en rester aux principales danses de la période dite traditionnelle, jusque vers les années 1920-1930, ne présentent que très rarement des textes dépassant quatre ou huit vers. Elles rejoignent d'ailleurs dans ce sens la plupart des rondes enfantines. Outre le Languedoc, il en est de même dans la majeure part du Massif central. Courts, ces refrains à danser sont repris inlassablement, jusqu'à achèvement de la danse, ou bien s'interrompent fréquemment pour laisser place à des « tra la la ». (...) Ils ne sont donc que secondairement des « textes ». Plus importe la mélodie, et surtout le rythme, que le texte lui-même. Ce dernier participe pourtant à l'esprit de la danse: il est joyeux et entratnant. Il traite deux thèmes majeurs: la danse elle-même a laquelle il invite, et l'amour folâtre, sur un ton humoristique non dénué de licence. (...) Ces textes étroits peuvent aisément être renouvelés sur un même schéma musical. Ce renouvellement est compréhensible, qui en quelque sorte rajeunit la musique, après la trop longue répétition d'un même texte. De la sorte les musiques connaissent généralement des textes divers.
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Enquêtes de terrain

L'essentiel des données présentées ici provient de mes propres collectes ...

Présentation du corpus

Les chansonnettes de bord

Depuis très longtemps le chant a été utilisé pour coordonner les efforts musculaires sur un même rythme. C'est probablement chez les marins que les chants de travail ont atteint leur plus haut degré d'efficacité. Leurs fonctions à bord sont variées. Tantôt il s'agit de garder du cœur à l'ouvrage pendant un long travail — virer une ancre, un guindeau, un cabestan — tantôt de donner un bref coup de rein ou de rythmer une manœuvre difficile comme hisser une voile enverguée. Que ce soit pour déhaler un navire le long d'un quai, pour ramer (chasse à la baleine, course, contrebande, service d'embarcation en rade pour les grands voiliers, halage en rivière ou par calme pour les caboteurs, pêche à la senne ou au filet maillant pour les barques non pontées) pour virer ou hisser la fonction d'un chant est déterminée par son rythme propre. Les paroles, qu'elles soient maritimes ou non, ne servent que comme support à un rythme chanté. Aussi ne doit-on pas s'étonner de rencontrer des textes d'origine paysanne dans le répertoire des chansons utilisés à bord.

En ce qui concerne le genre court proprement dit les chansonnettes sont assez nombreuses et sont employées à diverses tâches. Nous ne nous sommes intéressé qu'aux manœuvres pour lesquelles aucun répertoire de forme longue n'est attesté. Pour « hisser main sur main » ou pour « curer les rains » il n'est fait usage que de petites « conneries ».

Chants à hisser main-sur-main

L'effort à produire pour hisser une voile peut varier suivant les cas. A bord des grands voiliers, les voiles d'étais et les focs qui montent facilement sur leur draille s'envoient à un rythme assez rapide. On utilise alors des chansonnettes particulières dites « chant à hisser main sur main ». Sur les Terre-Neuviers qui possèdent des équipages proportionnellement plus nombreux et un gréement moins lourd, ces chansonnettes servent à hisser toutes les voiles même le hunier volant.

Les sujets littéraires sont empruntés à la vie à bord où l'absorption d'alcool joue un grand rôle. Parfois il est fait au répertoire vocal traditionnel du littoral. L'essentiel est en définitive que ces chansonnettes comportent un rythme et 6/8 assez vif permettant de faire progresser la manœuvre collective rapidement et sans heurt.

Montons la la barique, la barrique, Montons la la barrique à tafia.

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Vidons les tonneaux, vidons les tertous, Vidons les bouteilles et les verres itou.

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Ton navire, ton navire belle Ton navire n'est pas bon.

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Branlons, branlons les genoux Nous n'les bral'rons pas plus jeunes Branlons, branlons les genoux Nous n'les branl'rons pas toujours.

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Hale dessus casse pas les tolets Nous irons voir les filles Hale dessus casse pas les tolets C'est demain qu'j'm'y marie.

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J'ai vu la caille parmi la paille J'ai vu la caille dans les blés J'ai vu la caille parmi la paille J'ai vu la caille s'envoler.

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Mon père est marchand d'tabac A dix sous la douzaine Hale dessus, ça viendra Mon père est marchand d'tabac.

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Chants à curer les rains

Au temps de la marine à voile les Terre-Neuviers de Saint-Malo et de Cancale partaient la cale pleine de sel, utilisé au fur et à mesure de la pêche pour saler la morue. Il fallait ménager de la place dans la cale pour stocker le poisson. À cette effet les marins creusaient à la pelle des tranchées dans le sel. Quatre à cinq matelos s'activaient à tailler ces rainures profondes. Cette activité quotidienne s'appelait « curer un rain ». Les chansonnettes étaient généralement menées par le chef de cette équipe spécialisée de « pelletas » qui en reprenaient le couplet en chœur. Du fait de la dureté du sel rendu compact par l'humidité ambiante la corvée était épuisante. Les pelletas réalisait une « volée » de 120 pelletées puis étaient relayés par une autre équipe. Pour remplir un pelle de sel il fallait tailler dans la masse. Le rôle de chaque chansonnettes était à la fois de donner du cœur à l'ouvrage et d'impartir un temps de creusage pour chaque pelletée. Ainsi il était possible de compter avec précision la quantité de sel dégagé sans compromettre l'état de conservation de la cargaison de posson: trop salé il aurait été immangeable, pas assez il risquait de pourrir.

Les textes évoquent les conditions difficiles de vie à bord mais ils trahissent surtout l'énorme frustration sexuelle dont étaient victimes ces hommes embarqués pour des campagnes d'au moins six mois « sans toucher terre et sans toucher femme ». Certains couplets peuvent d'ailleurs être rapprochés de chansons de corps de garde véhiculées probablement par le canal de la conscription obligatoire à bord des vaisseaux de la Royale.

Les supports musicaux sont interchangeables et ne semblent revêtir qu'un intérêt des plus réduits. Contrairement à d'autres chansonnettes de travail celles à curer les rains ne présentent aucun rythme particulier qui pourrait correspondre à quelque geste cadencé. Il s'agit là d'un temps indéfini durent lequel l'opération se fait, chaque homme à sa mesure en fonction de son habileté à trancher dans le sel du bout de sa pelle pour réaliser un petit tas équivalent à une pelletée. On compte à peine une demi-douzaine de mélodies dont certaines ne sont pas sans évoquer, elles aussi, les thèmes des chansons de corps de garde.


Une pelle blanche Une pelle avec son joli manche. Pelle en haut, tu n'auras guère Pelle en bas, tu n'auras pas.

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Une pie vole Les pt'its oiseaux s'envolent Le printemps reverdit Les oiseaux vont leur nid.

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Connais-tu « Hale-ta-patte » Capitaine du Banquereau Qui du matin au soir Emmerde ses mat'lots.

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Hale-ta-patte si (tu) continues Des marins tu n'en trouv'ras guère Hale-ta-patte si (tu) continues Des marins tu n'en trouv'ras plus.

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La mer qui nous ballote Le cul sur les cailloux Pourvu que j'sauve mes bottes Le restant je m'en fous.

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Quand l'navire est échoué Le cul sur les cailloux Pourvu que j'sauve mes p'lottes Le reste je m'en fous.

Le grand lucifer est parti en enfer Avec sa grande voiture Il est parti y'a bien longtemps Ya 'pus d'Lucifer ni d'enfer maintenant.

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Une pour ma rose Ma Rosalie Viens dans mon lit Pour y passer la nuit.

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Arrétez-moi Monsieur j'ai mes affaires En ce moment j'appartiens-t-aux Anglais N'essayez pas de prouver ce mystère Car vous verriez couler le sang français.

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Petite couturière Ton métier ne va plus Les aiguilles sont trop chères Il faut jouer du cul.

C'est les filles de Dinard Au brick à Saint-Malo Elles s'écrient à leur mère Qu'elles ont manqué l'bateau.

Avez-vous jamais vu Ou entendu parler Du vieux brick à Lemoine Le fameux long-courrier ?

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Sont les filles de Cancale Qui n'ont point de tétons Qui s'mettent de la filasse Pour faire croire qu'elles en ont.

J'ai vu tes petits pieds ma chère J'ai vu ton corps à demi-nu J'ai vu tes petits tétons roses Et encore je n'ai pas tout vu.

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Dans la chambre où couchent les filles On entend tousser tous les soirs On entend tousser des chevilles Des chevilles qui n'sont pas de bois.

Si tu voulais ma belle Accomplir mes amours Je te ferais grand-mère Et moi père à mon tour.

Un garçon du village A su charmer mon cœur Et de mon pucelage Il en est le vainqueur.

Le père, le fils et l'gendre Sont rois cocus ensembles La mère, la fille, la bru Sont trois femmes de cocus.

Pine au cul c'est bien connu Grand-mère en a goûté Plutôt plein d'viande au cul Que la goule plein d'pâté.

Et la petite Elise Au bord d'un ruisseau Qui lavait sa chemise Au courant de l'eau. Elle était tachée D'un petit accident Qui arrivent aux jeunes filles Douze fois par an.

As-tu connu l'amie Gribouille C'était la femme d'un cordonnier Elle a manié plus d'paires de couilles Que son mari n'faisait d'souliers.

Marie-Margot s'endormit dans un pré Les jambes en l'air et les cuisses écartées Tous les corbeaux lui piquent au cul Marie-Margot pourquoi t'endormais-tu ?

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Saint-Antoine avec son crayon Sur un tabouret dessinait une pine Saint-Antoine avec son crayon Sur un tabouret dessinait un con. Une pine et un con sur un tabouret La pine en colère lui flanque un soufflet Le con indigné par cette trahison La prend par la tête et la met en prison.

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Les chansonnettes à danser

En morbihan gallo ...

Ridées et laridés

L'aspect extérieur des laridés, ...

Les chansonnettes à la marche

Aujourd'hui les occasions ...

Chants de conscrits

Marches nuptiales

Tentative d'analyse

Alors que les nombreux exemples de genres littéraires oraux collectés à ce jour dans les provinces françaises se rattachent dans leur majorité à un vase fond francophone, voire indo-européen, les proverbes, dictons, formulettes et surtout les chansonnettes semblent se prêter fort bien à la création originale d'inspiration locale. Autant il paraît difficile de composer un texte long, savoir-faire abandonné aux chansonniers et autres conteurs spécialisés, autant la rime d'un seul couplet se référant à des lieux , des personnes ou des situations précises semblerait accessible à tout un chacun.

La révélation d'un tel matériel ethnographique de chanteries en Haute-Bretagne permet de mettre à jour une des faces cachées d'une pratique culturelle où l'improvisation ouvre la voie à la création. Un travail taxonomique reste à faire. On perçoit d'ores et déjà certains schèmes générateurs d'élaboration de pièces nouvelles. Des formules à décompter telles « Y'a bien 10 ans », « c'est en 10 ans », « à 10 heures sur la lange », etc, servent d'introduction standard quel que soit le sujet de la chansonnette.

Nous commençons à entrevoir les mécanismes poétiques, rythmiques et mélodiques qui engendrent la création. Certains archétypes semblent désormais émerger de façon évidente, d'autres résistent encore à notre perspicacité.

Il paraît clair que la forme chorégraphique ainsi que le rythme propre à chaque danse induisent des formules rythmiques et mélodiques assez caractéristiques. Le domaine des avant-deux est plutôt parlant, qui opère sur la structure des chansonnettes qui les accompagnent une telle influence, notamment dans la carrure uniforme, que l'adaptation de ce répertoire spécifique recueilli principalement en Ille-et-Vilaine et Côtes-du-Nord, à d'autres répertoires chorégraphiques nécessite de grosses transformations rythmiques. Mais, et c'est ce qui fait l'originalité du genre court, si un sujet littéraire plaît il aura tôt fait de trouver un arrangement modulable qui séduira, par l'idée qu'il exprime, un public pour lequel le bricolage rythmique n'a pas de secret. Pour répondre à un mécanisme chorégraphique immuable et répétitif une chansonnette nouvellement venue doit se fondre de gré ou de force dans le moule rythmique du pas fondamental de la danse locale.

De manière générale la souplesse d'adaptation des chansonnettes gallèses favorise une diffusion de type dichotomique sur une aire géographique plutôt large: d'une part les formules rythmico-mélodiques — en particulier celles issues de répertoires récents — circulent au-delà des frontières culturelles chorégraphiques, c'est à dire des zones de pas fondamentaux telles qu'elles sont définies par Jean-Michel Guilcher pour la Basse-Bretagne, de l'autre les contenus thématiques littéraires semblent se rejoindre d'un bout à l'autre de notre champ géographique d'observation.

Il est probable que cette répartition couvre, en ce qui concerne un petit nombre de chansonnettes actuelles, une aire beaucoup plus large. D'après la discographie qu'il m'a été permises de consulter, les provinces de l'Ouest (Normandie, Maine, Anjou, Touraine, Vendée, Poitou, Charentes) connaissent elles aussi des chansonnettes d'accompagnement de la danse et que l'on pourrait rapprocher sans peine de celles recueillies en Haute-Bretagne. Lorsqu'il s'agit d'un répertoire récent (valses, mazurkas, scottisches, polkas, ...) on a fort à penser que la diffusion de ces petits textes suivit les mêmes chemins que celle de leurs supports mélodiques. Les emprunts à la chanson parisienne, aux succcès des café-concerts, ces fameux « beuglants », semblent tout à fait plausibles. La pénétration de la polka, par exemple, paraît étroitement liée, en Bretagne tout au moins, à la popularité d'une chanson un peu provocatrice comme nous le dit de Kerméné:

Lorsque les danses nouvelles s'introduisirent dans les hameaux de ma région, vers 1890, on leur donnait le nom générique de polka. La polka fut très mal vue du clergé qui fulmina contre elle et s'efforça de la proscrire. Elle tint tête aux anathèmes, vécut et finit par s'implanter. Je me souviens que ses propagateurs aimaient à chanter bruyamment et sans doute par manière de bravade:
La Polka, Qui qu'c'est qu'ça ? C'est une danse qui règne en France. La Polka, Qui qu'c'est qu'ça ? C'est une danse qui règnera.

Malgré la grande variété de traitement des principaux thèmes « traditionnels » (argent, amour, travail, armée, etc...) on peut constater une certaine unité, reflet d'une appréhension du monde assez semblable selon les « pays » de Haute-Bretagne. Au delà des particularismes hyper localisés c'est donc à une forme d'expression culturelle commune aux habitants de cette région que nous avons affaire. Peut-être s'agit-il de ce fameux « esprit gallo » décrit déjà au XVIème siècle par un Noël du Fail ?

Une pluralité de fonction.

Quelles sont donc ces fonctions de la chansonnette dans le corps social des collectivités villageoises de Haute-Bretagne ? Hormis le rôle rythmique indéniable (travail, danse, marche, ...) un certain nombre de fonctions sociales s'avère rempli par la chansonnette. A travers cette forme de littérature s'expriment probablement quantité d'aspirations refoulées. Que ces fonctions soient propres à la chansonnette, cela paraît plutôt improbable, mais que, de par sa vitalité et sa grande facilité d'adaptation, elle rejoigne d'autres moyens d'expression, la seule vue du corpus livré ici oriente une réflexion sans ce sens.

Lorsque la société villageoise se sent agressée par un évènement quelconque (remembrement, affaire politique, invasion touristique, exode rural, nouveaux modes de production agraire ...) elle utilise parfois la chansonnette comme exutoire d'idées ou d'émotions. La création d'un petit texte rassurant sur un fait grave ou qui pourrait durement compromettre l'harmonie sociale au village maintien celui-ci en deçà d'un certain seuil d'intolérance. En se trouvant raillé sur toutes les lèvres l'évènement perd tout impact, toute menace potentielle. Le « mieux vaut en rire » permet sans doute à la collectivité villageoise d'absorber les évènements qui la secouent, d'amortir les coups qu'elle reçoit. En « mettant en chanson », même sous la forme la plus mineure qui soit, on met l'accent sur un fait tout un l'inhumant du même coup. L'éphémère de la rime d'actualité convient particulièrement bien à la courte durée d'une chansonnette.

Phénomène intéressant les thèmes « classiques » de la paysannerie du XIXème siècle ne semblent pas franchement régresser, selon les pièces qui figurent dans le corpus, par rapport à la vie moderne. Est-ce parce qu'ils fonctionnent encore aujourd'hui sur les mentalités ? Est-ce dans un mouvement réactionnaire par rapport aux déceptions du progrès ? Est-ce sous l'influence de modes passagères véhiculées par le retour aux valeurs passées (maisons dites « de caractère », pain de « campagne », fêtes de « vieux métiers », noces « à l'ancienne », etc...) ?

La chansonnettes de travail appartient en propre aux corps de métier qui en font l'usage. C'est en travaillant que les tisserands chantaient ces couplets courts et rythmiquement utilitaires. Les marins usaient de la chansonnettes tant que les gestes cadencés communautaires qu'exige la navigation à voile assuraient une cohérence rythmique quasi idéale.

Aujourd'hui la fonction rythmique à bord des navires a disparu. Il reste cependant le contenu littéraire qui, lui, semble survivre contre vents et marées. Bien que les occasions de vie commune tendent à disparaître complètement dans la marine marchande et se réduisent à peu de chose sur les chalutiers de gros tonnage, le genre court — en particulier les textes à caractère pornographique — connaît un certain succès. Quand les chauffeurs routiers décorent la cabine de leur véhicule de « pin-up », les marins pécheurs de Saint-Malo conservent un répertoire de chansonnettes d'une grande crudité, héritage des conditions de travail terriblement pénibles jadis et encore bien difficiles aujourd'hui. La mer reste de nos jours un des rares lieux où le monde féminin est totalement absent.

Moyen d'exprimer sa frustration sexuelle, mode de communication et de repérage d'appartenance au milieu des navigants, la chansonnette de bord connaît un usage a caractère identitaire lorsqu'elle est énoncée à terre lors des tournées de bistrot, en particulier chez les jeunes matelots.

Mais, si les chansonnettes de marins comportent une terminologie spéciliasée en réservant l'accès aux initiés, celles des conscrits s'adressent à tout homme confronté au rite de passage que représente le service national.

Parmi les pièces collectées auprès d'informateurs âgés il est possible de reconnaître certains thèmes du vaudeville parisien militaire (drapeau, clairon, soupe, ...). Les « maudits wagons » évoquent l'appréhension d'un monde paysan, sous la IIIème République, face au modernisme et à l'agression que symbolise la machine en milieu rural (ex. n 277).

Aujourd'hui les jeunes « appelés » gallos chantent encore parfois dans leur village l'émotion du départ et la fierté d'être reconnus hommes: « il y a 20 ans j'étais p'tit enfant, mais à présent ... ». Toutefois les démonstrations collectives à l'occasion du conseil de révision disparaissent au profit de tapages isolés lors de la libération où les scies du type œ Zéro, zéro, ... », qui évoquent le nombre de jours restant à accomplir sous l'uniforme, accompagnent la cérémonie dite de « la quille ».

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Conclusion